Hégésippe Hoarau (1868/1928), qui fut l’instituteur puis le directeur de l’école des garçons de La Rivière Saint-Louis, a immortalisé, dans ses cahiers, la vie quotidienne de son établissement. Des cahiers récemment découverts par un enseignant du collège de La Rivière et conservés religieusement. À travers ces pages, on constate qu’à l’époque, l’utilisation du créole à l’école n’était guère appréciée par le corps enseignant. Lorsque Hégésippe Hoarau prend la direction de l’établissement scolaire de La Rivière à la fin du XIXe siècle, il n’y avait que trois classes. Grâce à sa pugnacité, l’école deviendra l’une des plus importantes de l’île. Pour Hégésippe Hoarau, la principale difficulté résidait non seulement dans l’absentéisme des élèves et des maîtres victimes de nombreuses épidémies, mais aussi dans les événements religieux et politiques qui mobilisaient les familles. Extraits de ces précieux cahiers écrits à la plume..
Dans le compte rendu du conseil municipal de Saint-Louis, en date du 21 mars 1928, au cours duquel il a été question de la disparition du directeur de l’école des garçons de La Rivière, on peut lire l’intervention du sénateur maire Léonus Bénard : “En ce qui concerne Hégésippe Hoarau, je vous dirai que Saint-Louis perd l’un de ses meilleurs éducateurs, le meilleur peut-être. Hégésippe Hoarau dirigea en effet l’école des garçons de La Rivière pendant plus de trente ans, toute sa carrière de professeur s’y écoula. Cette école, il l’avait prise avec trois maîtres ; avec son grand savoir et l’amour qu’il a conçu de son rôle d’éducateur de la jeunesse, il en fit une école à dix maîtres. Depuis deux ans, il remplit les fonctions d’inspecteur primaire, un poste où la confiance de ses chefs l’avait appelé. Le personnel enseignant perd en lui un professeur remarquable, l’école de La Rivière son directeur distingué et la commune l’un de ses enfants qui ont le plus fait pour son prestige.” Une semaine plus tard, c’était au tour du président de l’Amicale des instituteurs, François Rivière, de faire l’éloge du regretté Hégésippe Hoarau. “Il employa tous ses efforts au développement de l’école qu’il dirigea. Hégésippe Hoarau est un enfant de Saint-Louis. Plusieurs d’entre nous, ainsi que moi, qui l’avons eu comme éducateur, lui devons une partie de notre savoir. Professeur éminent, il fit tout pour élever le niveau intellectuel et moral des fils de ses concitoyens. Il dirigea l’école de La Rivière avec un dévouement tel, qu’elle est aujourd’hui, à juste titre, la deuxième école de l’île… La population de Saint-Louis peut s’enorgueillir de l’œuvre d’Hégésippe Hoarau,” conclut François Rivière qui obtient alors de la municipalité une enveloppe de mille francs pour faire apposer sur l’école des garçons de La Rivière une plaque commémorative à la mémoire de l’illustre instituteur.
Lorsqu’on parcourt les pages des cahiers d’Hégésippe Hoarau, on mesure toute sa passion d’enseignant, toute l’énergie avec laquelle il a appris à lire et à écrire aux enfants de La Rivière Saint-Louis. Ainsi, en page dix de son troisième cahier, le tout jeune inspecteur de l’école primaire écrit ceci dans sa circulaire numéro 2980 adressée à tous les directeurs d’établissements scolaires : “Il m’a été signalé que, dans plusieurs écoles, il arrive aux maîtres de faire usage du patois créole en parlant aux enfants, soit en récréation, soit même en classe. Je rappelle à tous que l’emploi exclusif du français est de rigueur dans les écoles, en toutes circonstances. Les instituteurs savent assez quel tort considérable l’usage du “créole” cause aux élèves pour qu’il ne soit pas nécessaire d’attirer à nouveau leur attention sur ce point. J’ajoute que, même en dehors de l’école, les maîtres et maîtresses doivent avoir à cœur de donner l’exemple d’un langage correct. Tous y gagneraient, à commencer par eux-mêmes et leur prestige s’en accroîtrait.” Autant dire qu’Hégésippe Hoarau était un fervent opposant à l’enseignement du créole à l’école, débat qui continue à faire rage aujourd’hui.
Les trois cahiers d’Hégésippe Hoarau, d’une cinquantaine de pages chacun, constituent un véri table trésor. Ils sont bien sûr la mémoire de La Rivière, mais ils représentent aussi un authentique témoignage du monde de l’éducation en cette fin de XIXe siècle réunionnais. Chaque rentrée scolaire y est répertoriée, le nombre d’enseignants – à l’époque, ils n’étaient que trois -, le nombre d’élèves, les notes adressées à l’inspecteur primaire de Saint-Louis…
Ces cahiers font également état des maladies qui, régulièrement, faisaient des ravages au sein de la population. Ainsi, à la page dix-sept du cahier 1, au chapitre “Année scolaire 1896-1897”, le directeur de l’école s’inquiète de l’épidémie de rougeole qui sévit à La Rivière Saint-Louis. “Le 26 octobre 1896 : un des élèves nouvellement entré à l’école (Payet Léopold), meurt de la Rougeole. L’école assistera demain à son enterrement. La rougeole sévit depuis une quinzaine de jours à La Rivière ; la plus grande partie des élèves des petites classes en est atteinte”. Plus loin, on peut lire la réponse d’Hégésippe Hoarau à l’inspecteur primaire qui exige qu’on brûle tout dans l’école afin d’éradiquer la maladie. “Le 7 novembre 1896, le directeur reçoit une lettre du chef du service l’invitant à prendre les mesures suivantes, en vue de l’épidémie régnante de rougeole : 1/ Éviction des enfants malades (durée 16 à 20 jours) ; 2/ Destruction de leurs livres et cahiers ; 3/ Licenciement des élèves au-dessous de 6 ans. Le directeur (ndlr : Hégésippe Hoarau), dans une réponse datée du même jour, adressée à monsieur l’inspecteur primaire, signale l’inutilité et les inconvénients de la destruction des livres et cahiers et attend de nouvelles instructions.”
Pendant ce temps, la rougeole continue de s’étendre dans les villes et les villages de l’île, notamment dans le quartier de La Rivière où, selon les archives communales, l’épidémie aurait causé la mort de plusieurs centaines d’enfants. Le 20 décembre de la même année, le directeur de l’école écrit : “La rougeole sévit toujours. Les petites classes sont dépeuplées”.
La guerre des écoles publiques et privées
Quelques mois plus tard, c’est une autre maladie qui fait son apparition, l’influenza, une sorte de grippe qui avait vu le jour en 1782 en Italie. L’influenza a sans doute débarqué à la Réunion sur l’un des navires ayant mouillé dans le port de Saint-Denis ou de la Pointe-des-Galets. Au début de l’année 1897, l’épidémie s’amplifie avec la saison des pluies. Le 19 avril, c’est le jour de la rentrée : “Pluies fréquentes. Beaucoup d’absences. Dans l’après-midi, le directeur renvoie chez eux les deux derniers enfants mouillés jusqu’aux os”, indique Hégésippe Hoarau dans son cahier d’école.
Mais les maladies et les conditions climatiques n’étaient pas les seules difficultés rencontrées par le directeur de l’école des garçons de La Rivière. Il y avait aussi les cours de catéchisme et les campagnes électorales qui occasionnaient souvent – “trop souvent” – des absences répétées des enfants. Ainsi, en avril 1895, Hégésippe écrit, désespéré : “La rentrée s’est faite hier, mais la préparation à l’examen de la première communion retient, en cette fin de mois, beaucoup d’élèves chez eux… Les classes sont presque désertes. À ce qu’il paraît, beaucoup d’enfants suivent leurs parents aux manifestations électorales… Pourtant j’ai fait clairement afficher la circulaire du 19 mars relative à la neutralité à observer pendant la période électorale… Les 23, 24, 25, retraite des enfants à la cure pour la préparation de la première communion prévue le 26 mai. Les exercices à l’église pour cette fête ont beaucoup augmenté le nombre des absences au cours du mois de mai”. Hégésippe Hoarau, avec humour, commente deux lignes plus loin : “Louange ! Nous sommes au bout du tunnel avec le lundi de la Pentecôte le 30 mai”.
C’est au cours de cette année 1898 qu’Hégésippe Hoarau fut l’objet d’une mutation, résultant d’une sanction de la part de sa hiérarchie… pour désobéissance. En effet, l’inspecteur primaire n’avait pas apprécié que le directeur de l’école de La Rivière ait autorisé l’élève Lucien Ady à fréquenter l’établissement, alors qu’une note lui avait été adressée, stipulant que cet élève de 14 ans était interdit d’accès à l’école. Le 17 mars 1897, Hégésippe Hoarau est donc convoqué à Saint-Denis pour s’expliquer devant le comité central, qui s’apparente à un conseil de discipline pour enseignants. Deux mois plus tard, notre directeur est muté en qualité d’instituteur à l’autre bout de l’île, dans le cirque de Salazie. Sanction qui prendra effet au mois de novembre, le temps sans doute pour Hégésippe Hoarau de prendre ses dispositions familiales afin de rejoindre son nouveau poste à Salazie. “2 décembre 1898 – Monsieur Ludovic maître instituteur public au Port nommé directeur de l’école de La Rivière. Monsieur Louis en remplacement de monsieur Hégésippe Hoarau par arrêté du gouverneur en date du 26 novembre 1898, prend son poste”, note à la plume Hégésippe, avant de quitter son minuscule bureau en bois. Il remettra à son successeur le cahier en cours afin que celui-ci continue de le tenir à jour. Ce qui explique le changement soudain d’écriture dans le cahier numéro deux.
“Il va en finir avec cette bande de maîtres”
En octobre 1899, Hégésippe Hoarau retrouve avec le sourire son école de La Rivière. “30 janvier 1900 – Rentrée des classes – Mauvaise rentrée, beaucoup d’absences par suite des pluies continuelles”, écrit le directeur qui commence très mal la nouvelle année. “6 et 7 Février – Monsieur Lenormand, malade, ne peut faire la classe. Il en avise le directeur mardi matin qui, immédiatement, informe elle, l’inspecteur primaire de cette absence. Vendredi 16 février – Un bruit absurde, répandu on ne sait comment, sème une véritable panique parmi les parents des élèves. Ils croient que des médecins venus de Saint-Denis inoculeront le sérum anti-pesteux aux élèves des écoles publiques. Pourquoi les écoles publiques ? Plus de la moitié des élèves manque le matin, le soir, il y a absence de près des deux tiers des effectifs. Le directeur en avise à 9 h 30 monsieur le chef de service. Plusieurs pères et mères de famille viennent réclamer leurs enfants à l’école. Le directeur réussit à les convaincre de l’absurdité du bruit répandu, et ils laissent leurs enfants à l’école…” Il faut dire qu’à l’époque, de telles pratiques étaient fréquentes, qui avaient pour but de dissuader certains parents d’inscrire leurs enfants dans les écoles privées.
Au mois de mars de la même année, “le directeur (Hégésippe Hoarau) a refusé depuis la rentrée plusieurs élèves que les parents lui présentent comme ayant 5 ans et qui portent en effet cet âge, mais auxquels le maire refuse des bulletins de naissance sous prétexte qu’il faut avoir 6 ans pour avoir droit de fréquenter l’école”. C’est ainsi qu’au fil des pages des cahiers d’Hégésippe Hoarau, renaissent la vie quotidienne de l’école mais aussi l’adversité qu’ont dû affronter les habitants de Saint-Louis. Exemple : l’épidémie de grippe espagnole en 1918. “Dès le 7 février 1918, les effets de la grippe commencent à se faire sentir ; beaucoup d’absences. Le 12 février, l’effectif est réduit à un tiers. Le directeur télégraphie à monsieur le chef de service pour l’en informer et lui dit qu’à tout moment, il doit renvoyer des élèves malades ayant déjà contaminé les autres. Il lui est répondu de tenir avec les élèves et les maîtres restants”, peut-on lire dans le cahier numéro trois. Hégésippe Hoarau n’est pas épargné par l’épidémie. “Le 14, le directeur, malade, confie à monsieur Patou la direction qui bientôt passe de main en main. Le 16 au matin, le dernier maître valide (Técher Alibert), malade à son tour, ferme l’école. Beaucoup d’entre eux n’ont pas résisté à la grippe…” Finalement, le passage d’un cyclone, en mars de la même année, emportera avec lui l’épidémie mortelle. Hégésippe Hoarau ainsi qu’un seul enseignant, M. Lenormand, s’en sortiront indemnes après une courte convalescence.
“Viens à vous, mi casse vot’gueule”
La vie scolaire reprend très vite ses droits, même si les absences des instituteurs se multiplient en ces années d’après-guerre (1914 -1918). Dans les cahiers, on peut également découvrir les comptes rendus des délibérations du conseil des maîtres, ou plus communément appelé conseil disciplinaire. Tel celui du 18 juin 1919 :“Le conseil des maîtres réuni ce jour à 14 h 45 sur la demande de M. Hoarau Roland, instituteur suppléant, prononce l’exclusion de l’élève Gérard Alphonsine pour trois jours et émet le vœu que le chef de service de l’inspection primaire veuille bien infliger une peine plus sévère à cet élève du cours élémentaire 1ère année qui, âgé de 11 ans, a été surpris par M. Hoarau Roland à lancer des pierres sur ses camarades. Puni par M. Hoarau, Alphonsine a refusé d’obéir et a proféré des menaces en disant qu’“il va finir avec cette bande de maîtres.” Quelques jours plus tard, le chef de service prolongea la peine d’exclusion de cinq jours. Même punition pour deux autres élèves du cours élémentaire, Raymond Caro et Boilly Clodomir, tous deux âgés de 17 ans, surpris par l’instituteur Raymond Hoarau en train de fumer en cachette au fond de la cour de l’école. Mais il semblerait que, parfois, les maîtres avaient affaire à des élèves quelque peu violents. Ainsi, le 2 mai 1919, alors qu’il quittait la cour de l’école, Sylvio Payet, instituteur à l’école d’Hégésippe Hoarau, se faisait assommer par des énergumènes, dont un certain Séléza Vaulbert qui fut ensuite condamné par le tribunal correctionnel de Saint-Pierre à quatre mois de prison ferme et à un franc de dommages et intérêts.
Lors du conseil des maîtres du 30 avril 1920, on avait à examiné le cas de Reboul Amable, lui aussi âgé de dix-sept ans, sur la demande de Paul Fontaine, surveillant de semaine et sur celle du directeur intérimaire, Payet Sylvio. “Monsieur Fontaine expose qu’ayant surpris Reboul frappant un élève plus faible au début de la récréation, il voulut le punir en le privant du reste de la récréation, c’est-à-dire en l’envoyant au piquet. Reboul refuse d’obéir et dit qu’il continuerait à jouer. Monsieur Fontaine demande au conseil de prendre une sanction contre l’élève Reboul pour refus d’obéissance. Monsieur le directeur expose alors qu’informé des faits par monsieur Fontaine, il s’est dirigé vers l’élève Reboul qui, le voyant venir, se saisit de deux galets, prit une attitude menaçante et dit : “Viens à vous, mi casse vot’gueule”. Monsieur le directeur demande au conseil de prendre une sanction contre l’élève Reboul pour ses menaces.” Ce dernier fut exclu de l’établissement pendant cinq jours, mais il ne revint jamais à l’école.
Tiraillé entre fêtes religieuses et événements politiques
Gérer les absences répétées des élèves et parfois des enseignants était certes le quotidien d’Hégésippe Hoarau, mais certains événements politiques de l’ancienne colonie venaient souvent augmenter les difficultés du directeur d’école. À chaque remise de médailles, la visite du député ou du maire à La Rivière, ou encore le départ du gouverneur pour la métropole étaient autant de prétextes pour donner une journée de congé aux enseignants et aux élèves. Ainsi, le 24 février 1900, Hégésippe Hoarau écrit : “Le directeur reçoit communication d’une lettre adressée par le chef du service au maire de Saint-Louis, dans laquelle il informe qu’il donne une journée de congé (lundi 26) aux écoles primaires, à l’occasion de la nomination de M. Bossard au grade de chevalier de la Légion d’honneur ; ce congé s’ajoutera à celui du mardi gras. Mercredi 28 – Mercredi des Cendres. Très peu d’élèves à l’école le soir. Le matin, comme à l’ordinaire, ils ne sont pas venus à l’école pour recevoir les Cendres”. Et lorsque ce n’est pas le curé, c’est au tour du maire ! Le 11 juillet 1901, Hégésippe écrit dans son cahier : “Congé donné à l’occasion de la nomination de M. le maire. Celui-ci s’est assuré du consentement du service…”
Article du Journal de L’Ile de La Réunion du 13 octobre 2003