Portrait et réponse d’un vieil esclave au discours prononcé par Sarda Garriga le 20 décembre 1848
Alors, la foule s’écarta et l’on vit un vieil homme s’avancer devant l’estrade.
Il marchait d’un pas chancelant sous le soleil brûlant. Le dos voûté, il s’appuyait sur une canne sculptée dans un bois dur. Seuls quelques cheveux frisés, d’un noir d’ébène, recouvraient l’arrière de son crâne. Son visage émacié était sillonné de rides. Une barbe blanche dégringolait en cascade sur son maigre torse, et contrastait avec sa peau foncée. Son regard exprimait une tristesse infinie, on pouvait y deviner les souffrances endurées au cours de sa misérable vie. Ses épaules décharnées, ses longs bras maigres, ses clavicules osseuses, et ses côtes apparentes révélaient les longues années de dur labeur sur l’habitation. Des cicatrices profondes zébraient toute la surface de son dos et témoignaient de nombreux coups de fouet infligés par son maître.
Il monta péniblement les marches de l’estrade. Puis, dans un geste de colère il jeta sa canne à terre, se redressa, et, le visage crispé, les poings serrés, il déclara d’un ton ferme et déterminé:
« Vous prétendez que nous n’avons autour de nous que des frères. Mais les Blancs que je vois là sont ceux qui nous ont battus, maltraités, réduits en esclavage. Les seuls frères que j’ai ici sont mes compagnons de souffrance. Vous dites que la liberté nous impose des obligations et qu’elle est inséparable de l’ordre et du travail. Vous vous moquez de nous ? Ne pensez-vous pas que nous en avons assez fait ? Nous avons passé notre vie à trimer sous un soleil de plomb, vous nous avez forcé à couper la canne, à labourer vos champs, à porter des lourds gonis de café, à bêcher les jardins de vos belles cases, à tirer des charrettes comme des bœufs ; vous nous avez interdit de nous marier, de nous rassembler pour discuter ou pour danser notre maloya… moi, j’ai usé mes mains sur des manches de pioche, et vous venez encore me parler de travail et d’obligations ? Non monsieur, la liberté, c’est le contraire de l’obligation. Vous déclarez que vous nous avez trouvés bons et obéissants : mais avions-nous le choix ? Non ! A la moindre faute, nous étions fouettés par nos maîtres, parfois jusqu’au sang, ou marqués au fer rouge d’une fleur de lys sur l’épaule ! Et vous voudriez que nous soyons reconnaissants envers la France alors qu’elle nous a marqués dans notre chair ? Et vous avez le toupet de dire que vous nous aimez comme vos enfants ! Est-ce comme cela que la France traite ses enfants, que vous agissez avec les vôtres ? Regardez ma jambe ! Oui Monsieur, lorsqu’ils m’ont retrouvé, les chasseurs de noirs m’ont coupé le mollet parce que je m’étais enfui de l’habitation, pour échapper à l’enfer. C’est pour cela que je boite aujourd’hui. Enfin, vous voudriez que notre devise soit Dieu, la France et le travail. Le travail, on a déjà donné monsieur ; mon pays n’est pas la France ! Vous nous avez arrachés à notre terre d’Afrique, entassés dans vos navires et utilisés comme du bétail ! Et Dieu ! Mais quel Dieu ? Le vôtre ! Celui que vous nous avez imposé !
Alors non Monsieur, je ne peux pas vous croire lorsque vous venez aujourd’hui nous annoncer que nous sommes libres et égaux ! Je n’ai pas confiance en un pays qui juge les hommes à la couleur de leur peau ! Nous serons toujours noirs, et par conséquent inférieurs à vos yeux ! Alors ravalez vos boniments et rentrez chez vous ! Mais sachez que nous serons vigilants et que nous nous appliquerons à vivre libres, mais comme NOUS, nous l’entendons ! »